Sonatine
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Des gouttes de sueur dégoulinaient de son front pour tomber dans ses yeux, et des larmes dégoulinaient de ses yeux pour rouler sur ses joues (…). Et chaque larme lui faisait l’effet d’une lame de rasoir lui lacérant le visage.
C’est avec ce passage du roman que je voulais commencer cette chronique, ces mots qui résument à la fois le ton et la puissance de ce roman de S.A. Cosby. Sensibilité, colère, douleur. Une nouvelle fois, l’équilibre trouvé est tout simplement bluffant. Un an jour pour jour après Les routes oubliées, les éditions Sonatine – qui ne cessent de nous ravir – sortent La colère, Razorblade tears dans sa version originale et si l’excitation était grande à l’époque – pour le premier – de découvrir un nouvel auteur salué par ses pairs, elle l’est d’autant plus avec ce second roman au sujet sensible et terriblement actuel.
Virginie, toujours à quelques kilomètres de Richmond. Le roman s’ouvre sur un enterrement, celui d’Isaiah et Derek, jeune couple gay et interracial, abattus en pleine rue. Derek était blanc, Isaiah était noir, tous deux journalistes dans une gazette militante locale. Gays, black, journalistes… Un combo compliqué quand on habite le Sud. Ils étaient sur le point de recueillir le témoignage d’une jeune femme qui avait des révélations à faire sur une personnalité influente. Manifestement, quelqu’un ne l’entendait pas de cette oreille.
Mais La colère, c’est avant tout l’histoire de deux pères, ceux de ces jeunes hommes comme vous pouvez l’imaginer, deux pères qui ont commis des erreurs et qui vont avoir à cœur de tenter de se racheter. En effet, le moins que l’on puisse dire, c’est que quand leurs fils leur ont annoncé leur homosexualité, ils ont mal pris la nouvelle. Chacun avaient ses raisons évidemment – tous deux ont été élevés dans des milieux où il était important de paraître “dur” – mais le manque d’ouverture d’esprit et d’amour inconditionnel seront celles qui leur donnera le plus de regrets. Quelques jours après la cérémonie, alors que la police piétine dans l’enquête, la profanation et la dégradation de la pierre tombale protégeant leur sépulture fera naître en eux la colère nécessaire pour réclamer justice. Face au silence de certains, les plus méfiants, il faudra se montrer autoritaire. Face aux provocations des autres, les plus radicaux, il faudra savoir répondre à la hauteur de la menace… et Ike et Buddy Lee ont déjà arpenté ce chemin par le passé. La prison, le goût du sang et l’odeur de la poudre, ils connaissent. Alors s’il faut secouer quelques starlettes ou quelques fachos pour obtenir des pistes, ce n’est pas ce qui va les arrêter, bien au contraire.
Voilà, La colère explore ce chemin. Le chemin qui permet à deux hommes en souffrance d’avoir des réponses et qui, pour deux pères ayant manqué à leur devoir, permet de trouver, peut-être, la rédemption. On est subtilement invité à se mettre à leur place, dans leurs têtes, dans leurs cœurs. Invité à se poser les mêmes questions et s’interroger sur nos propres a priori… et on prie pour qu’ils comprennent, se pardonnent et trouvent la paix. Même si La colère est un titre fort, qui reflète bien l’état d’esprit de nos protagonistes, je trouve qu’on perd malheureusement une notion assez importante que laisse davantage transparaître le titre original Razorblade tears, cette douleur profonde, que l’on perçoit si bien avec l’extrait qui ouvre cet article. Ike Randolf et Buddy Lee Jenkins ne sont pas juste en colère, ils souffrent de la peine qu’ils ont infligé à leurs enfants, ils souffrent de ce qu’ils ne pourront jamais rattraper… Même en découvrant les raisons de leur mort, même en vengeant celle-ci. Ils devront vivre avec, quelque soit l’issue de leur vendetta.
Racisme, société, homophobie, transidentité, homoparentalité… Tous ces thèmes sont abordés de manière saisissante, avec beaucoup d’honnêteté et de naturel dans un roman de genre moderne, captivant, poignant, humain, comme si deux de nos auteurs préférés, David Joy et Jesmyn Ward, avaient fusionné. Celui qui figure tous les ans dans la fameuse Summer reading list de Barack Obama, nous offre avec La colère un roman mâture et sincère, plus abouti encore que Les routes oubliées, que je vous recommande très chaudement, donc, vous l’aurez compris !
© photo : Sam Santos Sauter – all rights reserved