Les Escales
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Il faut bien avouer que, pour ma part, après les trois belles lectures de rentrée qu’ont été Ohio, Betty et Ce Lien Entre Nous, il a été assez difficile de trouver un nouveau roman sur lequel s’enthousiasmer. Et, suite à une discussion en librairie, débarque entre mes mains ce Balèze, de Kiese Laymon, qui pour le coup n’est pas un roman, donc un peu passé en dessous de nos radars.
L’auteur de 46 ans s’adresse à sa mère, une femme brillante et malheureuse, prof de sciences politiques à l’université d’État de Jackson et dès le premier paragraphe, il se passe quelque chose. On est interpellé par son ton, sa langue, ses phrases qui claquent et éveillent votre curiosité. C’est direct, critique, sans ambages.
“Je ne voulais pas t’écrire. Je voulais écrire un mensonge. Je ne voulais pas écrire honnêtement
sur les mensonges noirs, les cuisses noirs (…), les addictions noires (…), l’avilissement noir,
le consentement noir, les parents noirs, ou les enfants noirs. Je ne voulais pas écrire sur nous.
Je voulais écrire une histoire américaine. (…) Je voulais refaire cet antique numéro noir
consistant à faire des courbettes à ceux qui nous paient pour leur faire au quotidien des courbettes . “
Kiese Laymon, donc, naît dans le Mississippi en 1974. Enfance difficile, fins de mois difficiles. Il est élevé à la dure par une mère seule, érudite et exigeante, consciente des difficultés que connaîtra son fils en tant que jeune homme noir, bien portant, amateur de rap et cultivé. À la moindre incartade, en plus des coups de ceinture qui peuvent tomber, elle lui demande d’écrire sur tel événement ou tel personnage, de piocher dans la bibliothèque et réfléchir. Le jeune Kie se forge ainsi une personnalité, de solides références, une opinion et une arme, une plume, qu’il saura utiliser plus tard à bon escient. Ses années de lycée et université seront marquées par des articles controversés et tribunes dans le journal de l’école à propos, entre autre, des profs blancs et leur façon de voir les choses et le mèneront au professorat. Il commence à enseigner à Vassar, université privée de , Poughkeepsie, proche de New-York et est aujourd’hui revenu dans sa ville natale de Jackson, Mississippi.
Balèze est sa troisième production, la première traduite chez nous, après un roman Long Division et un essai How To Kill Yourself and Others In America parus en 2013. Il y traite bien-sûr des thèmes qui lui sont chers, comme le racisme et le Mississippi, mais il évoque également cette relation compliquée avec sa mère. Mère qui voulant le préparer à une vie dure dans un monde blanc lui inflige de sévère corrections, lui ment et lui soutire de l’argent qui finit irrémédiablement dans la carcasse des bandits manchots les plus proches. Il nous parle de son rapport à la nourriture, de son corps souvent trop gros, de l’argent et du jeu.
Avec Balèze, Les Arènes publient un récit lucide et poignant, personnel, sur ce que signifie grandir aux États-Unis quand on est noir, en surpoids, pauvre et qu’on vient du sud avec cette réalité cruelle qui est que, quoi que tu fasses, il faut être deux fois plus tout que les blancs pour obtenir moitié moins que ce qu’ils auront toujours. Un texte qui, avec une forme et une langue différentes, fait écho aux ouvrages de Jesmyn Ward ou Ta-Nehisi Coates par ce qu’il raconte de la société américaine et que l’on vous recommande grandement.